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LES ONDES MARTENOT

Depuis la nuit des temps, l'être humain chante et construit des instruments de musique. Les matières explorées et utilisées sont l'os, la peau, l'argile, puis le bois, le boyau, le cuivre, l'alliage de métaux. La flûte explique très bien cette évolution: la flûte en os, la flûte en bois, la flûte traversière en bois puis en maillechort, platine, argent ou or, à trous puis équipée de clés pour en développer les possibilités techniques et la finesse musicale. Il restait à essayer la matière sonore « électricité ». Le début du vingtième siècle est marqué par de profondes mutations: il s'ouvre à de nouvelles cultures musicales (expositions universelles), les industries se développent et l'électricité, puis l'électronique entraînent avec elles des progrès considérables.

L'ouverture à des cultures musicales extra -européennes est nouvelle en ce sens qu'elle se veut profonde et non plus exotique. Sa haute spiritualité et sa subtile tradition musicale font de la culture indienne un centre d'intérêt. C'est alors que Maurice Martenot et son invention rencontrent Rabindranath Tagore. Cet éminent poète et musicien indien lui commande une Onde dont le clavier puisse être accordé au douzième de ton près quel que soit le raga choisi, c'est-à-dire que l'accord général du clavier s'adapte à chaque raga. Comme le ruban est muni du continuum sonore, c'est à l'oreille de l'ondiste de s'adapter au raga, avec ce jeu. Cette onde Martenot est brevetée en 1938.

Ce que retiennent plus particulièrement les compositeurs de cette imprégnation de cultures extra-européennes, c'est le travail avec et sur les micro-intervalles qui ne forment qu'un aspect de la structure musicale. Le son métallique, représenté par le gong et cher à la musique indienne mais aussi à la musique du Proche-Orient (tcherkesse, araméenne, turque) comme de l'Extrême-Orient, incite M. Martenot à munir son instrument d'un haut-parleur métallique. L'espace sonore profond et résonnant de la mélopée qui se déploie dans la steppe, l'écho de l'invocation dans la Vallée Sacrée (Wadi Kadicha) au Liban sont autant de souvenirs sonores qui imposent la construction du haut-parleur résonnant (la palme puis le diffuseur 2, D2). Les sons de ces haut-parleurs peuvent non seulement se mélanger mais aussi se doser.

Au début du vingtième siècle, une nouvelle façon d'aborder la musique se fait jour. Baigné de bruits citadins (voitures, klaxons, sirènes,...) et de bruits industriels (usines, trains,...), l'être humain qui est le compositeur réalise que ces éléments sonores ont une vie propre, qu'ils sont en perpétuel mouvement dans l'espace: des bruits qui donnent des notes et des sons qui deviennent des bruits. En exemple, un vide-ordures métallique qui fait entendre le son fondamental suivi de ses harmoniques naturels et un marteau métallique qui donne une note précise, laquelle, par répétition, est remplacée par son timbre.

Ainsi, le son et le bruit ne s'opposent plus mais sont le prolongement l'un de l'autre: ils appartiennent à un même domaine qu'est l'univers sonore. C'est donc, pour le compositeur, une matière plus vaste, enrichie de sons percussifs, de sons métalliques, de sons résonnants, de sons constitués de plus ou moins d'harmoniques. C'est l'originalité des ondes Martenot. Que ce soit chez E. Varèse, chez A. Jolivet ou chez les pionniers de la musique concrète et de la musique électroacoustique, P. Schaeffer et P. Henry, tout l'art consiste à enchaîner tels phénomènes sonores parce qu'ils provoquent telle résultante.

Maurice Martenot connaissait donc très bien son époque pour en prévoir l'avenir et avec lui, la pérennité de son instrument. Ainsi, le compositeur est un musicien ingénieur acousticien.

De toutes les inventions électroniques du début du siècle c'est le seul instrument qui est devenu intemporel, qui fait partie de la nomenclature de l'orchestre. Les ondes Martenot sont une invention française qui rayonne dans le monde entier sur les cinq continents car cet instrument est universel: il peut faire entendre les traditions musicales du monde entier: les micro-intervalles (du demi au cinquantième de ton) qu'ils soient de la musique araméenne (syriaque, maronite et copte), de la musique slave (tcherkesse et russe), de la musique indienne, de la musique asiatique et de la musique turque par exemple, les systèmes musicaux non tempérés d'Orient et d'Extrême-Orient, les ornements vifs comme dans les musiques celtes, toutes les possibilités de vibratos, toutes les possibilités de glissandi si petits soient-ils. Cet instrument protéiforme a l'ambitus du piano, le continuum sonore de l'orchestre à cordes (de la contrebasse au violon), il s'accorde et se désaccorde, la souplesse et l'expressivité de la voix dans l'enchaînement des sons, l'intimité de la guitare et la puissance des cuivres, l'attaque sèche de la percussion, l'attaque imperceptible d'une sirène, la résonance d'un triangle, la résonance d'un écho, d'une grotte, d'une église et les résonances métalliques des gongs quels qu'ils soient.

Ainsi, les ondes Martenot synthétisent à elles seules l'histoire de la musique instrumentale et vocale: en elles voisinent et fusionnent les qualités d'un instrument classique au sens acoustique et celles d'un générateur de sons électroacoustiques. C'est grâce à la possibilité qu'a le musicien ( compositeur et interprète) de choisir les ingrédients des différents paramètres du son qu'il imagine que les ondes Martenot revêtent telle couleur ou telle forme sonore. L'ondiste façonne, cisèle sa matière sonore à la manière d'un clocher breton: aiguë ou grave, pure ou riche en harmoniques, droite ou vibrée, forte ou presque inaudible, avec les nuances intermédiaires les plus subtiles. Cet instrument est comparable à une palette de couleurs dont le peintre choisit le mélange, la proportion, l'intensité, le coup de pinceau (l'attaque), l'expression pour donner vie à son oeuvre. C'est donc un instrument polymorphe aux multiples combinatoires sonores, soit préexistantes soit uniques.

Ce qui en fait un outil pédagogique idéal pour aborder et approfondir la musique, la matière sonore sous toutes ses formes. Aucun instrument n'est assez sensible et subtil pour exprimer aussi justement l'angoisse et le suspend des musiques de film, comme celles de Maurice Jarre, la magie incantatoire de André Jolivet, la profonde méditation qu'il impose à travers sa musique car les ondes Martenot mettent l'être humain face à lui-même: elles lui renvoient son image et l'obligent à réagir, l'immatérialité que nous révèle Olivier Messiaen. Alain Périer nous le confirme à propos de la «Turangalîla-symphonie »: « deux solistes viennent se mesurer à tout l'ensemble, voire, à l'occasion, le couvrir de leurs voix: le piano (...); et les ondes, que l'auteur a su diviniser comme personne, dont l'immatérialité a bien dû le séduire et qui prennent une part d'autant plus active au «jeu » que leurs facultés d'adaptation autorisent attaques, timbres, nuances, vibratos et les échos les plus subtils encore transformés, par l'intermédiaire de diffuseurs spéciaux comme le métallique et la palme».

Autre richesse, les ondes Martenot nous font admirablement explorer le monde marin grâce à leurs sonorités fluides et gracieuses. Yves Baudrier apporte un exemple bien connu avec sa musique pour le film de Pierre-Yves Cousteau « Le monde du silence ».

Ainsi, des profondeurs marines au monde cosmique, du ciselage des stalactites et stalagmites rythmé par la résonance des gouttelettes, les ondes Martenot évoquent l'infini, l'éternité dans tous les sens du terme: en développant les limites de l'instrument classique au sens acoustique, les ondes Martenot nous transportent dans des zones imaginaires qui se côtoient. De proche en proche, le monde cosmique, l'alchimie, l'ésotérisme, l'apparition et la sorcellerie mènent au surnaturel qui lui-même nous fait pénétrer dans les mondes du merveilleux et du rêve. En témoignent les titres d'oeuvres consacrées aux ondes Martenot; voici quelques exemples: « Incantation pour que l'image devienne symbole », « Danses incantatoires » de Jolivet, « la Mandragore », « Laterna magica » de Kelkel, « Exorcisme » de Massias, « Les Hauts de Hurlevent » de Dutilleux, « Les Hauts de Hurlevent » de Landowski, « Variations en étoiles » de Reibel, « Hommage à Copernic » de Abbott.

Instrument au son kaléidoscopique et nacré, par la possibilité qu'elles laissent au musicien de choisir les ingrédients des différents paramètres du son qu'il imagine, les ondes Martenot évoquent le scintillement des étoiles, les gouttelettes cuivrées des stalactites, le suraigu du cristal, les miroitements du prisme de cristal, le son éthéré de l'aigu du timbre « onde » venant des profondeurs du silence, le silence de l'impalpable. Jacques Brel aime ce timbre, qui symbolise le souvenir à la fin de sa chanson «Le plat pays » comme dans «les Vieux », où les ondes Martenot représentent aussi l'écoulement du temps à travers un ostinato au clavier. C'est par leur pureté imprégnée de résonance que les ondes Martenot recèlent des sonorités étranges. Cette expression culmine avec le thème de l'ange de «Saint François d'Assise» de Messiaen, qui nous laisse sans voix. Par une mélodie douce voilant l'espace sonore, les ondes Martenot se veulent rassurantes, inspirant la confiance maternelle. Mais en la parfumant de sonorités métalliques et harmoniques, elle respire l'étrangeté, le mystère et suscite l'angoisse et la peur de « Les Hauts de Hurlevent » de Landowski. Ces deux traits de caractère se succèdent dans une même oeuvre: la « Turangalîla-symphonie » de Messiaen: dans la « Turangalîla », des touches de vibraphone, des sons de cloches, des pizzicati de contrebasses nimbent de mystère un thème de clarinette repris en écho lointain par le timbre métallisé des Ondes; mais subitement, le décor change alors que surgit un thème pesant des trombones surmontés par les sonorités cristallines du gamelang et traversé par des glissandos des Ondes à faire frissonner d'effroi (...) Mais la grande surprise est gardée pour la fin: après (...), se déroule lentement, plus voluptueux que jamais, le thème d'amour dans une orchestration frêle et soyeuse où les Ondes sont à peine soutenues par trois violons solos, les tenues du quintette à cordes, d'un cor grave et de trois trombones, des accords réguliers du piano avec quelques fines touches de célesta et de vibraphone, moment de suprême extase que l'on souhaiterait prolonger pour toujours ». (Alain Perier « Messiaen » Editions du Seuil collection Solfèges).

Les Ondes Martenot sont donc un instrument charmeur. Comment ne pas être séduit par les arabesques qu'elles inspirent à Carolyn Carlson. Elles suscitent des mouvements souples et gracieux: ceux de la danseuse, de la sirène ou ceux: de l'astronaute dans l'espace et sur la lune, ceux: aussi du monde assourdi de la neige comme dans le film des frères Rahbani.

Cette richesse d'expression ne peut que plaire aux enfants et à ceux qui ont pu préserver en eux une part de rêve et d'enfance.

Aucun instrument n'est assez ludique et évocateur pour faire rire les enfants comme avec un dessin animé, une pièce de théâtre ou un conte musical, assez expressif et intemporel pour conter l'histoire des temps lors des veillées comme autour de Pierre-Jakez Hélias, Jean Markale ou Yvon Mauffret. Cet instrument, à la force d'évocation, se lie naturellement à la poésie. Grâce à toutes ses possibilités, l'instrument ondes Martenot peut suggérer avec une économie de moyens n'importe quel univers: un pays, un lieu, un paysage, un souvenir, un personnage, un trait de caractère, ce qui en fait un très bon instrument de mise en scène sonore pour la radio. Sa richesse le prédestine au théâtre: Jolivet, qui a été directeur de la Comédie française, l'avait compris, à l'Odéon, le théâtre Renaud -Barrault aussi. Les ondes Martenot sont alors l'instrument du spectacle, du spectacle audiovisuel, des jeux: de lumière, des feux d'artifice, de l'embrasement des châteaux, comme lors de l'Exposition Universelle de 1937 à Paris, « féerique spectacle audiovisuel sur la Seine, avec jeux: de lumière, fusées, jets d'eau, etc. » dont Messiaen composa la musique pour six ondes Martenot. A ce sujet, Harry Halbreich parle aussi de« couleur inimitable» et de« sonorités magiques ».

Quant à Alain Périer, il ajoute à ce sujet: « les ondes Martenot conviennent mieux: qu'aucun autre instrument, par leur puissance, à la musique de plein air. »

Christine ROHAN